Par le passé, Eugénie Grandet m’a déjà plu deux fois. La première lorsqu’à l’adolescence j’ai lu le roman d’Honoré de Balzac, et la deuxième en visionnant la belle adaptation télévisuelle signée Pierre Moustiers en 1994, avec Jean Carmet dans le rôle du père Grandet. Le 12 décembre dernier, la Compagnie « Le temps est incertain… » m’a donné une troisième occasion d’apprécier cette œuvre, au théâtre cette fois.
Le père Grandet est un avare digne de celui de Molière. Homme le plus imposé de sa ville, il n’en compte pas moins jusqu’aux morceaux de sucre et se montre avare en tout, même en paroles (il règle l’ensemble de ses affaires en quatre phrases : « je ne sais pas, je ne puis pas, je ne veux pas et, surtout, nous verrons cela »). Il inculque à sa fille unique, Eugénie, le culte de l’argent qu’il met au-dessus de tout, mais c’est sans compter sur l’Amour qui vient bouleverser la jeune femme et ses certitudes.
Un décor réduit à l’extrême (à la façon des Bouffes du Nord) illustre le dépouillement auquel l’avare astreint sa famille et permet au spectateur de mieux se concentrer sur l’écriture magnifique de ce texte visionnaire.
« Les avares ne croient point à une vie à venir, le présent est tout pour eux. Cette réflexion jette une horrible clarté sur l’époque actuelle, où, plus qu’en aucun autre temps, l’argent domine les lois, la politique et les mœurs. (…) Quand cette doctrine aura passé de la bourgeoisie au peuple, que deviendra le pays ? »
Le texte est beau mais difficile. Comment adapter au théâtre la richesse de la langue de Balzac sans la réduire aux dialogues ? Le metteur en scène Camille de la Guillonnière trouve la solution en ne distribuant pas vraiment les rôles mais en faisant tourner la parole entre les comédiens, la représentation ressemblant alors plus à une lecture qu’à une pièce de théâtre. Et c’est tant mieux en l’occurrence !
Bien sûr, il y a quelques maladresses dans la mise en scène, comme ces phrases prononcées à l’unisson par les six comédiens. Ce procédé fut à la mode il y a quelques (dizaines d’) années et je me souviens que toutes les adaptations/captations de pièces de théâtre à la radio en ont usé, jusqu’à l’écoeurement. Le problème de la monodie est qu’elle est fatigante pour l’oreille et, surtout, qu’elle bride les comédiens qui sont obligés de trop articuler et d’adopter un rythme artificiel pour pouvoir se caler les uns sur les autres. Maladroite aussi cette tirade dite par Lorine Wolff sur un rythme slamé façon lascar.
Mais ces quelques défauts ne retirent pas à la pièce ses grandes qualités au nombre desquelles figure la finesse du jeu de ces six jeunes comédiens dont la fougue nous fait ressentir avec émotion la force du drame qui se joue. Mention spéciale à Hélène Bertrand et à Charles Pommel. Elle pour sa touchante interprétation d’Eugénie Grandet et lui pour sa poignante interprétation d’un Grandet agonisant.
Eugénie Grandet, ou l’argent domine les lois, la politique et les mœurs
Les 12 et 13 décembre 2017