Un solo physique et poétique de Denis Lavant d’après la correspondance de Louis-Ferdinand Céline, ou comment aborder tout à trac génie littéraire et misanthropie d’un auteur phare du 20ème siècle.
S’il est un auteur moderne qui n’attire pas la tendresse, c’est bien L.-F. Céline. Sa correspondance foisonnante, notamment avec son éditeur Gaston Gallimard, exprime clairement son mépris du genre humain: tous les écrivains de son siècle, de Proust à Jules Romain, d’Aragon à Sartre, de Blaise Cendrars à André Gide, en prennent pour leur grade. Leur projet littéraire est minable et leur réputation, surfaite. Journalistes (« baveux »), critiques, éditeurs et lecteurs, tous des cons: « Ce que veut le con, c’est un miroir où admirer son âme de con. » Le succès phénoménal du « Voyage au bout de la nuit », cette épopée moderne, lyrique et argotique, succès que Céline connut de son vivant, démentit au moins sa croyance en une connerie généralisée. Cependant, si son talent fut reconnu de son vivant, il ne lui assura ni le prix Goncourt, ni l’aisance matérielle, ce qui le laissera toujours envieux: « Les riches sont tout le temps en train d’hériter, et de nous voler (…) S’il me restait assez de paix, je n’écrirais certainement plus rien (…) Je travaille dans la haine et avec la haine. » L’antisémitisme est une grimace parmi d’autres du vieux misanthrope. Céline réactionnaire, conservateur ? Sauf en ce qui concerne la littérature bien sûr.
C’est là que le spectacle prend de l’ampleur: Céline écrivain. L’acte d’écrire est tantôt décrit comme une torture et tantôt comme une évidence (grâce à l’inspiration?). Au sujet du texte: « Tout existe déjà, hors l’homme, dans l’air ». L’originalité du projet littéraire et la méthode d’écriture sont décrits aussi précisément que possible: « J’écris selon la méthode du rêve éveillé, c’est nordique… » pour créer « une prose parlée, transposée », ainsi « il semble que l’on vous parle à l’oreille »; c’est comme « un opéra sans musique, un chant intime » (…) et aussi: « Il faut s’enfoncer dans le système nerveux. »
Le choix de correspondance qui constitue la matière littéraire de cette pièce est l’oeuvre du romancier et éditeur Emile Brami; il a publié des textes rares relatifs à Céline, dirige aux éditions Ecriture la collection Céline et compagnie; c’est aussi l’auteur d’une biographie de Céline intitulée « Je ne suis pas assez méchant pour me donner en exemple ». C’est dans l’atelier de l’auteur qu’il nous invite ici.
La présence scénique qui rend vivante cette matière littéraire est celle de Denis Lavant. Il porte à merveille les paroles enflammées de l’écrivain. C’est un passeur de mots et de sens, un conteur et un explorateur. Un poète acrobate. Ne l’imaginez pas confortablement installé dans un fauteuil, à lire, face public, ni sagement assis à sa table de travail, non! Il saute, grimpe, se lève, se tord, claudique, voûté, jusqu’à son lit de mort.
A la fois tranche de vie et cours magistral de littérature, cet authentique moment de théâtre révèle la nature d’un écrivain mal aimé, pour qui, finalement: « Le fond de l’homme, malgré tout, est poésie. »