L’homme qui dormait sous mon lit, Pierre Notte, Rond-Point
Une femme (blanche) et un homme (noir) partagent un petit appartement sous les combles. Manifestement, l'hôte trouve son invité bien encombrant et a du mal à supporter sa présence. " Ça fait deux mois que vous êtes là, et vous avez fini le dentifrice ?"
Mais pourquoi tient-elle absolument à ce qu'il reste chez elle, lui qui y est manifestement indésirable ? Très vite, on comprend que la femme perçoit une allocation de l’État pour héberger ce réfugié, ce migrant, cet invité en qui elle ne veut pas voir un homme.
Puisqu'il contribue à assurer sa subsistance (en plus de lui servir d'homme à tout faire), pourquoi lui sape-t-elle méthodiquement le moral et à le pousser au suicide?
"Les lames de rasoir sont sous l'évier, à droite. Les lames de rasoir sont sous l'évier, à droite. Les lames de rasoir sont sous l'évier, à droite."
Intervient une médiatrice censée veiller sur cette drôle de cohabitation. Mais souhaite-t-elle réellement que la situation s'améliore ? A quel jeu trouble joue-t-elle?
"On ne pousse pas les gens par la fenêtre, on les incite - nuance"
C'est par l'humour (noir profond) que Pierre Notte aborde la question de notre indifférence collective au sort dramatique des migrants, des réfugiés, des invités (comment faut-il les appeler? se demande l'auteur), eux dont on préférerait se débarrasser.
On pourrait s'offusquer que l'auteur nous fasse rire de tant de souffrance. Sauf que Pierre Notte est lucide et qu'il ironise sur le théâtre engagé et sur lui-même. Ainsi, il a confié dans une interview "C'est ma honte, quand je vais demander au Roumain qui fait la manche, en loques, tous les jours, au pied de mon immeuble, de baisser un peu sa musique parce que j'écris ma pièces sur les migrants… Mais j'écris, tant pis".
Écrire une pièce sur un tel sujet (le rejet des migrants, la honte de notre époque à mon avis) peut paraitre dérisoire. Car on est bien ici au théâtre ; aucun doute là-dessus : le phrasé et la scénographie en attestent. Sauf que Pierre Notte a le talent de faire sortir ses personnages du cadre, de mettre le rôle du comédien en abyme par d'habiles références à la réalité.
Le texte est mordant, dérangeant et, surtout, très drôle..
Il est servi par une interprétation ciselée. Muriel Gaudin, "l'accueillante", est tout en colère et tension. Lui, Clyde Yeguete, est si mal à l'aise que cela se voit dans son corps. Silvie Laguna, la médiatrice, est irrésistiblement drôle.
Avec son décor minimaliste - des marques au sol figurant le plan d'un petit appartement, et un tabouret pour tout accessoire - la pièce de Pierre Notte pourrait être jouée partout, ce qui ferait le plus grand bien à nos consciences anesthésiées.
Jusqu'au 30 janvier 2022
Théâtre du Rond-Point, Paris.
de 12€ à 38€
L’Avare, Molière, Daniel Benoin, Michel Boujenah, Variétés
L’avare est l’une des pièces les plus emblématiques et les plus jouées de Molière. Dans le rôle d’Harpagon, leurs contemporains ont pu voir le talent des plus grands acteurs, à commencer par Molière puis, dans l’ordre et sans que cette liste soit exhaustive : Charles Dullin, Jean Vilar, Louis de Funès, Michel Serrault, Michel Bouquet, Denis Podalydès et aujourd’hui : Michel Boujenah. Autant le dire tout de suite : dans ce grand classique, Michel Boujenah est à la hauteur. Avec son style épuré, il apporte ce qu’il faut d’humanité. Le rôle étant ce qu’il est – caricatural - il lui faut une interprétation sobre. Pas besoin d’en rajouter !
La mise en scène qui se joue en ce moment dans la grande salle du Théâtre des Variétés (un très beau théâtre à l’italienne inauguré en 1807 à deux pas du Passage des Panoramas, boulevard Montmartre) est d’une grande intelligence. Daniel Benoin a mis en scène plusieurs fois cette pièce, dans plusieurs langues à travers l’Europe. Il a une connaissance très fine des situations, des psychologies des personnages, du rythme et des ressorts dramatiques. Les décors de Jean-Pierre Laporte accueillent dans un écrin unique les cinq actes sans coupure, ni changement. Une grande pièce vide au plafond crevé laisse deviner un milieu bourgeois dégradé, aux hauts volets toujours clos. L’espace vide autorise tous les déplacements, les croisements, les fuites et les dérapages. Côté jardin, un minuscule espace (une véranda) permet à Harpagon de se chauffer à côté du poêle. L’espace devient jardin quand l’avare y enterre sa cassette, ce coffre renfermant son trésor.
Seul le traitement de la lumière nous fait basculer du matin au soir de cette journée unique, où se jouent les destins d’un père et de ses enfants. L’usage de la vidéo (de Paulo Correia) est mesuré et opportun : quand elle intervient, elle apporte un supplément d’âme, une dimension que la scène seule ne peut apporter. Elle sert notamment (même si on ne peut ici tout dévoiler) à illustrer la folie qui gagne le héros. Il hallucine littéralement : normal pour quelqu’un qui vit dans la peur constante de la perte et du vol. Comme dans le Horla, le dédoublement de personnalité menace.
Outre le décor original, l’approche du rôle d’Harpagon et ses scènes clés (comme le monologue de la cassette) apporte un éclairage original sur le personnage et élargit un peu le propos.
On a déjà dit que L’Avare nous parle du conflit de génération, qui semble d’une incroyable actualité quand on pense au procès fait aux « baby-boomers » aujourd’hui. Harpagon est vieux et tout ce qu’il veut, c’est se ménager une vieillesse confortable, au mépris de tous les autres (ses enfants y compris). Cela nous rappelle notre époque. Sans verser dans le procès, c’est une autre grande question qui est posée : celle de nos conditions de vie et notamment de vieillesse. Quelle expérience de vieillir, de se sentir fragile dans un monde en accélération ? Ça vaut la peine d’y songer. Comment allons-nous vieillir, nous qui écrivons, sortons, travaillons actuellement ? Nous, les actifs ? Comment pourrons-nous rester connectés et compréhensifs avec nos enfants ? Nos petits-enfants ?
C’est une question qui me travaille personnellement. Comme dit très bien Michel Boujenah, l’avarice n’est que le symptôme d’une maladie plus grave. Si cette maladie c’est la vieillesse, on sait déjà que nul ne pourra lui échapper.
Harpagon, lui, n’y a pas réfléchi et il est bien surpris par la tournure des événements. A la fin tout lui échappe ou presque. Une belle surprise de ce spectacle, c’est le traitement du dernier acte. Chez Molière, les fins semblent bien improbables et rocambolesques. C’est le cas ici mais les acteurs s’en amusent : la résolution se déroule sur une scène de théâtre encadrée d’un rideau rouge, comme un écrin dans un écrin, un théâtre gigogne. Le Seigneur Anselme, promis à Élise, reconnaît ses propres enfants, Mariane et Valère, qu’il croyait disparus en mer. Il consent aux mariages d’amour que les jeunes gens tramaient entre eux. Harpagon accepte tout, pourvu que le seigneur Anselme paie les frais des mariages de leurs enfants. Tout se finit bien, comme par enchantement. Chacun se réjouit. Seul Harpagon est exclu de ce théâtre dans le théâtre.
Une note grave résonne finalement, après la comédie, après la farce, le doute et le double, après les débats et les bagarres.
Une belle mise en scène, un spectacle intelligent et vif, à partager en famille, du mercredi au samedi à 20h30 et le dimanche à 17h au Théâtre des Variétés.
A partir du 15 janvier 2022
Théâtre des Variétés
7 Boulevard Montmartre
75002 Paris
Réservations au : 01 42 33 09 92
Distribution :
Michel Boujenah dans le rôle d’Harpagon
Sophie Gourdin dans le rôle de Frosine
Bruno Andrieux dans le rôle de La Flèche/Anselme
Mélissa Prat dans le rôle d’Elise
Mathieu Métral dans le rôle de Valère
Fanny Valette dans le rôle de Mariane
Antonin Chalon dans le rôle de Cléante
Paul Chariéras dans le rôle de Maître
JacquesFabien Houssaye dans le rôle de Le Commissaire / Brindavoine
Julien Nacache dans le rôle de La merluche
Décors Jean-Pierre Laporte
Costumes Nathalie Bérard-Benoin
Vidéo Paulo Correia
Harvey, Mary Chase, Laurent Pelly, Montansier
Aujourd'hui est un grand jour: celui de l'entrée de Clémentine dans le Grand monde. Pour l'occasion, sa mère a convié tout le gratin de la ville. Malheureusement, son oncle Elwood s'invite aussi à la fête, accompagné d'Harvey, son encombrant - bien qu'invisible! - meilleur ami. Humiliée, Clémentine convaincra sa mère de faire interner Elwood. Mais rien ne se passera comme prévu car Harvey va les rendre tous fous.
Le texte est drôle, d'un humour très légèrement mais délicieusement désuet :" Voici ma carte. Si vous la perdez ce n'est pas grave, j'en ai plein".
Avec son doux air ahuri, Jacques Gamblin incarne parfaitement Elwood, ce tendre rêveur qui pense qu'on "n'a jamais trop de copains" et qui s'enthousiasme de tout: "Est-ce que ce n'est pas un endroit charmant?" demande-t-il ainsi en découvrant l'asile de fous où l'on voudrait le jeter.
Mais, si le nom Jacques Gamblin s'affiche en gros, il ne faudrait pas pour autant oublier la dizaine de comédiens dont les rôles sont essentiels: Clémentine (rose bonbon), le jeune psy et son assistante (qui n'osent s'avouer leurs sentiments), l'avocat (troublé par Elwood), l'infirmier (presque imperturbable), le psychiatre (échevelé) etc.
Compte tenu de la qualité de l'écriture et du talent manifeste des comédiens, j'ai eu du mal à comprendre pourquoi la pièce manquait de rythme au point que quelques spectateurs partent avant la fin. Les blancs qui émaillent la pièce ne sont pas en cause ; au contraire, ces silences volontaires apportent un vrai plus à la pièce. Non, ce qui m'a dérangé, c'est plutôt le manque de fluidité dans le jeu collectif ; chaque comédien joue très bien sa partition, mais isolément. Par exemple, lorsqu'ils sont censés se couper la parole, ils se laissent gentiment terminer leur réplique avant d'embrayer. Tout cela crée des micro-décalages qui étirent la pièce en longueur et lui font, parfois cruellement, manquer de naturel. J'ai fini par apprendre qu'un rôle venait tout juste d'être réattribué. Nul doute donc qu'après une nécessaire petite période de rodage, la pièce devrait retrouver rapidement tout son peps.
Par contre, la scénographie signée Chantal Thomas est incroyable et magnifique ; elle vaut à elle seule le détour. Les éléments de décor mobiles permettent de jouer savamment avec l'espace. Je pense et espère me souvenir longtemps de ces ensembles porte-tableaux-radiateur-bibliothèque, véritables bouts de salon portatifs qui habillent la scène d'une manière élégante et faussement simple. Le placement des comédiens sur l'espace scénique est lui aussi très convaincant et esthétique.
Tout cela fait une pièce bien agréable à regarder. Le public applaudit d'ailleurs avec enthousiasme, et se laisse bien volontiers séduire par Harvey.
18 et 19 janvier 2022
Théâtre Montansier, Versailles
Durée 1h45
Harvey, de Mary Chase, mise en scène et costumes Laurent Pelly, traduction nouvelle Agathe Mélinand, scénographie Chantal Thomas, lumières Joël Adam, musique Aline Loustalot
assistant à la mise en scène Grégory Faive
avec Jacques Gamblin, Charlotte Clamens, Pierre Aussedat, Agathe L’Huillier, Thomas Condemine, Emmanuel Daumas, Lydie Pruvot, Katell Jan, Grégory Faive, Kevin Sinesi
Nos désirs font désordre, Christophe Béranger, Jonathan Pranlas-Descours, Chaillot
Délicieusement libéré ! Une mise en scène physique proposée par Christophe Béranger et Jonathan Pranlas-Descours pour illustrer la souffrance et la libération des corps.
Nous suivons un groupe de onze danseurs à travers trois tableaux différents. Tout d’abord, les corps sont maintenus, contraints grâce à l’art du bondage. « Nous sommes attachés, nous créons des corps souffrants, nous ne libérons pas d’énergie, nous avons abandonné nos corps. » Les danseurs illustrent l’histoire de l’humanité en donnant à voir des scènes inspirées de l’Histoire de l’art et en même temps, on ressent une énergie primitive, « tribale ».
Puis peu à peu, leurs gestes se font plus sensuels grâce au pouvoir du monde végétal. Les danseurs portent des compositions florales qui donnent l’impression de véritables tableaux vivants. Il est temps de partir à la recherche de l’Autre.
Le spectacle se termine sous le signe de la beauté, du plaisir et de la délivrance. « Alors nos désirs c’est nous, notre désordre est le nouvel ordre. »
Nous ne pouvons que saluer la performance des danseurs, le rythme soutenu d’exécution et toute l’énergie des corps et du cœur. Le spectacle est également très plaisant visuellement. On y perçoit les influences mêlées des arts plastiques et de la danse.
« Libre d’agir, libres de toute restriction, libres à vie, nous sommes au centre même de la révolution du cœur. »
Nos désirs font désordre
Christophe Béranger
Jonathan Pranlas-Descours
Théâtre National de Chaillot
du 19 au 22 Janvier 2022
Mon pays, ma peau – L. Schuster – D. Koma, R. Bohringer – Théâtre Le Lucernaire
De la vérité, de la réconciliation et de l’espoir
Mon pays ma peau est une adaptation théâtrale de Country of my skull écrit par la journaliste Antjie Krog, un livre hybride sur le fond et la forme qui s’appuie sur des reportages réalisés en Afrique du Sud, lors de la Commission Vérité et Réconciliation instaurée par Nelson Mandela lors de son arrivée au pouvoir en 1995. Cette commission de justice restaurative, historique, dura 2 ans, de 1996 à 1998.
Sur scène, une grande table, deux chaises, une radio qui diffuse de temps en temps des témoignages, un micro, et un néon qui surplombe la table. Diouc Koma interprète tour à tour les différents acteurs clefs de la Commission, Romane Bohringer, la journaliste Antjie Krog.
Avec peu d’éléments scéniques et une modalité frontale, la mise en scène choisit résolument de laisser reposer l’attention du spectateur sur l’écoute du récit joué, lu et interprété par les comédiens dans une forme épurée mais généreuse. La lecture-spectacle est découpée en tableaux calqués en partie sur le modèle de Kubler-Ross qui a travaillé sur les différentes étapes du deuil, du déni à la colère, en passant par la négociation, la dépression, jusqu’à l’acceptation. Un cheminement de la pensée vers la réconciliation pour un peuple et pour soi-même.
L’adaptation revient entre autres sur le rôle déterminant de Mgr Desmond Tutu, prix Nobel, disparu dernièrement, icône de la lutte contre l’Apartheid. On prend dès lors plaisir à écouter un texte qui met en valeur les droits de l’homme dans un contexte politique pourtant houleux et complexe. On mesure alors l’écart entre le prescrit, la recherche d’idéal, et la réalité vécue. Comment réconcilier un peuple ségrégé durant tant d’années ? Comment installer une justice restaurative et introduire l’idée d’amnistie pour des actes criminels traumatiques ? Comment fusionner le passé avec le présent pour construire un nouvel avenir ?
Ce retour sur un moment clef de l’histoire de l’Afrique du Sud fait écho avec le cheminement de la pensée de la journaliste mais sans aucun doute avec notre contemporanéité et nos sociétés tentées par le repli sur soi et un individualisme identitaire forcené qui oublie notre socle de valeurs universelles. Il suffit d’écouter ce texte pour le comprendre. Le texte agit comme un rappel au bon sens. Pacificateur, il démontre que ce qui nous rassemble est résolument plus fort que ce qui nous divise et que l’unité est toujours possible lorsque le politique a le courage d’engager un travail de fond, aussi difficile soit-il. En somme, un message rassurant porté vers l’espoir du lendemain qui se déjoue des peurs. Et en ce moment, que cela fait du bien !…
Le jour où j’ai compris que le ciel était bleu, Laura Mariani, Théâtre de Belleville
Claire se prépare à devenir chanteuse. Claire se prépare tous les jours pour participer à l’émission de télévision To be a star. Tout va basculer lorsqu’un voisin s’introduit chez elle et essaye de l’étreindre contre son gré.
La scène est plongée dans le noir. Nous sommes invités dans l’univers de Claire, une jeune femme autiste de 22 ans. Elle est allongée sur son lit, captivée par les images et le son d’un clip audio. La musique est l’univers dans lequel Claire se sent à sa place, en confiance.
Pour l’instant, elle vit chez son frère car son attitude et ses comportements hors normes l’empêchent d’être autonome.
La douceur des rêves de chant et de gloire est stoppée net en un après-midi. Claire réagit brutalement à la demande insensée d’un voisin de la prendre dans ses bras. Sa réaction est si violente que celui-ci est plongé dans le coma. Claire est placée dans un hôpital psychiatrique en attendant son procès.
Ballotée entre les interrogatoires, la société tente de juger les agissements de Claire selon ses normes. Inlassablement, on lui demande de s’expliquer sur son comportement pour trancher sur son avenir et déterminer si elle est victime ou coupable.
On peut saluer en premier lieu la grande justesse de jeu des acteurs. La prestation de Pauline Cassan est bluffante. Elle nous entraine dans un univers et une autre réalité que nous côtoyons peu au quotidien. Peu à peu, en tant que spectateur, nous comprenons ses normes et notre perception de l’autisme s’en trouve modifiée.
Dès le départ, la metteuse en scène Laura Mariani, a souhaité représenter l’autisme de manière réaliste et précise. Elle a tenu à questionner de manière philosophique le thème de la différence et utiliser le théâtre où l’on peut se permettre de porter un texte à la scène de manière non réaliste. Pas de superflu sur scène en terme de décors, nous sommes néanmoins transportés avec aisance entre les différents lieux et moments de l’histoire de Claire.
On sort de ce spectacle avec un tout plein d’émotions. A la fois grave, drôle et poétique, Laura Mariani a réussi son pari de nous encourager à accepter les sensibilités différentes.
Le jour où j’ai compris que le ciel était bleu
Texte et mise en scène : Laura Mariani
Du 09/01 au 31/01 au Théâtre de Belleville
A l’autre bout de la mer, Giulio Cavalli
Lorsqu'un pêcheur trouve un cadavre sur la plage de DF, personne ne s'en inquiète ; après tout, ce n'est que le corps d'un inconnu rejeté par la mer. Lorsque quatre jours plus tard est retrouvé un deuxième cadavre quasiment identique, l'on commence à se poser des questions. Et le lecteur se dit que le livre est bien parti.
Lorsqu'une vingtaine de cadavres, eux aussi visuellement très ressemblants, font leur apparition et que l'on en apprend un peu plus sur la veulerie et l'hypocrisie de la population de DF, l'on se dit que le livre est décidément très bien parti. On apprécie alors le style très particulier de l'auteur, Giulio Cavalli, qui parvient à rendre la lecture fluide tout en écrivant des phrases d'une page de long.
"Nos mercredis sont une aubaine, dit Stincone en rétrogradant car son véhicule couinait comme s'il frôlait le mur du son, nos mercredis me libèrent le cerveau, en ce moment c'est dur pour moi au travail et je ne sais pas combien de temps je vais pouvoir tenir, je devrais bientôt trouver le courage d'annoncer que le restaurant à calle Fargione ne marche plus, non vraiment? demanda le docteur Quinto, vraiment répondit Stincone, désormais les gens vont soit à celui du bord de la mer soit piazza Vittoria, ils n'ont pas envie de faire une grimpette de quelques mètres même pour changer de menu, on a perdu le goût des bonnes choses dit le docteur, tu as raison Quinto, c'est ça le problème, on a perdu la culture de dîner pour dîner, on va au restaurant pour se donner une raison de sortir mais jamais le contraire, c'est le progrès selon mes frères, le progrès nous envoie tous au restaurant pour gonfler le défilé, pour nous montrer, "eh vous là, vous nous voyez? on dîne dehors, vous nous voyez? nous entrons exactement ici", et un éclat de rire aux relents gastriques, avec son rire de poitrine Stincone est hilarant, le docteur Quinto disait que c'était quand-même un sacré problème de fermer un restaurant comme ça au pied levé et Stincone confirmait, il allait laisser sur le carreau au moins dix personnes et leurs dix familles, je n'en dors plus la nuit, tu n'imagines pas ma tristesse mais je peux rien faire de plus que ce que j'ai déjà essayé de faire, après il me reste la charité, je ne peux plus les payer, et soudain il se tut en songeant combien la vie est difficile quand elle nous retire une chose qu'on croyait acquise."
*** ATTENTION, DIVULGACHAGE ***
Malheureusement (à mon goût), au lieu d'écrire un livre noir sur le drame des Migrants ou de se lancer dans un polar étouffant et ambitieux, l'auteur croit bon de verser dans le fantastique en faisant se déverser des tsunamis de cadavres sur DF. Giulio Cavalli se lance alors dans une description de la façon surréaliste dont les habitants de la ville se débarrassent de ces montagnes de corps importuns. C'est glauque, éprouvant et je me suis demandé si j'allais réussir à terminer le bouquin. Mais mes efforts ont été récompensés.
Soudain, j'ai réalisé avec effroi que cette horrible histoire n'était qu'à peine une caricature de notre société d'opulence qui accepte sans sourciller que la mer rejette quotidiennement des cadavres sur nos côtes, sans que l'on se préoccupe de savoir qui étaient "ceux-là" ni d'où ils venaient. Les habitants de DF comprendront-ils qu'on ne nie pas impunément l'humanité de ses frères humains?
La portée critique du roman est d'autant plus forte que l'histoire se termine d'une façon assez prémonitoire !
Sortie le 06 janvier 2022 en poche
Editions 10/18
Traduit de l'Italie par Lisa Caillat
216 pages
Boys and Girls, Dennis Kelly, Chloé Dabert, Rond-Point
Ça commence drôle, ça part intime et familier, l’écriture mitraillette de Dennis Kelly, ça fusille, elle s’adresse à nous, l’écriture, la voix, la comédienne Bénédicte Cerutti, le langage est connu, la chanson aussi, nous sommes comme des amies, aucune frontière, ni physique ni mentale, ce qu’elle raconte avec gouaille, nous femmes, l’avons toutes vécu, des histoires bancales, histoires d’attraction, histoires de cul, histoires d’humeurs - sang, larmes, alcool et boue, souvent nous nous sommes perdues et devant l’obstacle ou l’appel du vide nous avons foncé, ou sauté, vers un nouveau départ, fières de nous, il nous est arrivé de retomber et de nous relever, encore, Bénédicte Cerutti bien sûr c’est nous, c’est une sœur, une femme qui se raconte et se racontant décrit les hommes, une femme seule en scène avec un homme invisible au centre et puis soudain
la cassure
du coup de foudre au coup de semonce à la canonnade, l’amour ses premiers temps - tableau idyllique dont les couleurs s’écaillent trop rapidement, un enfant, deux enfants, une dispute, cent disputes, une vie commune qui tire elle-même des cloisons, des portes coulissantes qui ferment, séparent, compartimentent, isolent, décor parfait de Pierre Nouvel qui d’un léger mouvement laisse apparaître des fragments de vie tandis que nous - notre héroïne, la comédienne, bravement garde le sourire, continue de nous faire face, alors que tout, tout s’effondre, alors que la culpabilité en tonnes s’abat sur ses épaules, cette culpabilité dont les femmes savent si bien se charger, alors que les adultes jettent leur masque et que les enfants, épouvantés, s’accrochent aux rêves, alors que des tombes se creusent.
Girls and boys, ou l’histoire des métamorphoses
Girls and boys, les formes de l’amour, de la violence, de la mort
Girls and boys, l’indicible
GIRLS AND BOYS
Texte : Dennis Kelly , Mise en scène : Chloé Dabert, Avec : Bénédicte Cerutti
Jusqu’au 30 janvier 2022
Théâtre du Rond-Point https://www.theatredurondpoint.fr/
2bis avenue Franklin D. Roosevelt Paris 8e
Matrix resurrections
Je me souviens de la sortie de Matrix à la fin du siècle dernier. Quelle inventivité dans la mise en scène et les effets spéciaux (ah, le fameux Bullet time !), et quelle finesse dans le scénario. Une vraie claque. Un film inoubliable.
Malheureusement, les frères Wachowski ont étiré leur idée sur trois épisodes, multipliant les badaboums, les bastons dans tous les sens et les détours scénaristiques, jusqu’à l’indigestion. Personnellement, je me suis arrêté au deuxième volet, et j’aurais très bien pu en rester là. Oui mais voilà, vingt ans plus tard, je me suis laissé gagner par un brin de nostalgie, et séduire par une bande-annonce relativement prometteuse.
Quelle bonne idée de montrer le héros plongé de nouveau dans la Matrice (comme quoi il n’est pas facile de s’échapper du bocal) et doutant de sa santé mentale. Lui qui dans le premier épisode avait dû choisir une pilule pour accéder à la vérité se retrouve désormais gavé de pilules (d'antidépresseur).
Le début du film est relativement convaincant et l'on pouvait espérer que Lara Wachowski (l’un des frères, devenus sœurs entretemps) ait réalisé un film noir avec une bonne dimension psychologique, dans la veine de ce qu'avaient fait Alejandro Gonzalez Inarritu (Birdman), Christophe Nolan (Batman, the Dark Knight) ou encore Todd Phillips (Joker).
Au lieu de cela, le film tourne très vite au labyrinthe scénaristique foireux avec des bagarres toujours plus rapides et donc de moins en moins regardables. Sortant de sa léthargie, Keanu Reeves finit par se souvenir qu'il sait se battre, et se lance dans la bagarre (qui consiste le plus souvent à faire un bouclier avec ses mains, genre Dragon Ball). S'il y a tout-de-même de très belles chorégraphies de combat, notre bon vieux Neo n'arrive malheureusement plus à décoller. Le film non plus d'ailleurs !
Tout cela est agrémenté de références et d'extraits du vieux Matrix, nous donnant l'occasion de constater combien le film a vieilli.
Le pire est atteint lorsque Neo (Keanu Reeves) rejoint la réalité, c'est-à-dire la ville des rebelles. C'est absolument kitch et ringard. Au son d'une musique aux accents militaires, le film se vautre alors dans une esthétique martiale riche en jeunes gens le doigt sur la couture du pantalon et prêts à mourir pour le monde libre, fut-il merdique. Un beau résumé de l'Amérique, en somme. L'on se prend alors à rêver d'une Matrice qui transformerait tout cela en un film meilleur.
Sortie le 22 décembre 20222
Warner Bros
Le crime du métro, Christian di Scipio, 10-18
Ce petit macaron « prix de l’histoire en polar » augurait de belles choses.
En effet, ce polar retranscrit de manière très fine l’ambiance et la vie quotidienne de l’entre-deux guerres.
L’auteur aime à perdre son lecteur via de nombreuses fausses pistes dans un roman « chorale » où plusieurs histoires cohabitent pour ne finir par s’enchevêtrer que sur le tard.
Le meurtre, prétexte à ce roman, est très vite éludé puisqu’il n’est présent qu’au prologue. Car si la quatrième de couverture nous laisse penser que le roman élucidera le meurtre de Laetitia Toureaux, le livre retrace en réalité les derniers jours de cette dernière. Ainsi, ce livre n’est pas une enquête policière à proprement parler puisque la grande majorité de l’action se déroule avant le meurtre.
Le lecteur apprend au fil des pages les raisons qui ont fait que ce fait divers a tant intéressé les Français, voire les Italiens, au moment des faits.
Pour quelle(s) raison(s) une jeune ouvrière, veuve et sans histoire a-t-elle été la première victime d’un meurtre dans le métropolitain ?
Très vite, nous apprenons que la personnalité de la victime avait de multiples facettes.
Ses différentes relations, parfois interlopes, font balancer l’action entre banditisme aux dialogues dignes d’Audiard et espionnage politique.
A chaque changement de point de vue, le lecteur se demande où il va être mené et attend avec impatience que toutes les pièces s’imbriquent.
La fin est quelque peu surprenante, voire décevante.
Ce roman est tiré de faits réels, raison pour laquelle l’auteur ne peut pas apporter une fin si tranchée que celle d’un polar dont les faits seraient totalement inventés.
Le lecteur ressort de ce livre avec beaucoup d’interrogations mais aura passé un très agréable moment, parfois captivé à l’idée de connaitre l’identité du premier tueur du métro parisien.