Pour oser monter Blasted, la pièce de Sarah Kane, il faut un certain culot. Héritière du théâtre d’Edward Bond, Sarah Kane est une jeune auteur anglaise, suicidée en 1999 à l’âge de 28 ans lors d’un séjour en HP. Son théâtre est d’une lucidité tout à fait effrayante: on y questionne les limites de l’humanité. Que devient-on quand l’Etat s’écroule, la police, l’armée, les conventions sociales, quand disparaissent le respect mutuel, la politesse et toutes les petites attentions de chacun envers autrui ? En temps de guerre, on le sait, l’homme devient un simple moyen pour l’homme d’arriver à ses fins. S’il n’y a sans doute pas de limite à la cruauté, y a-t-il une limite à l’humanité? Au-delà ou en-deçà de l’humanité, qu’y a-t-il? L’animal? La folie?
De ces deux êtres qui se retrouvent dans une chambre d’hôtel après une longue séparation, on devine qui a déjà basculé dans l’affrontement et la haine, et qui s’abstiendra de choisir un camp. Cette pièce est donc un huis-clos, qui commence comme une pièce sur le couple (sa cruauté inhérente), jusqu’à l’éclatement d’une guerre civile, et au surgissement d’un soldat affamé dans la chambre dont le toit et la porte ont été défoncés par une explosion.
Le metteur en scène Karim Bel Kacem, formé au jeu d’acteur, à la sculpture, à la performance, et par ailleurs artiste résident au Théâtre Saint Gervais de Genève, crée pour l’occasion une forme complètement originale qu’il appelle « pièce de chambre ». A Nanterre, « Blasted » est accueilli dans l’atelier d’assemblage de décors du Théâtre des Amandiers. Le spectateur est donc accompagné dans un hangar, à l’intérieur duquel est installée une boîte en bois de la taille d’une grande chambre d’hôtel. La boîte est trouée de fenêtres en plexi sur ces quatre côtés: fenêtres de l’extérieur et miroirs de l’intérieur. Les spectateurs prennent place sur des bancs situés le long des quatre côtés, chacun devant sa fenêtre particulière, met un casque sur ses oreilles pour une expérience tout à fait personnelle et extraordinaire. Le casque retransmet en direct les échanges qui ont lieu à l’intérieur de la boîte, mais pas seulement: ambiance sonore, explosions, bruits de bottes, chants de supporters dans un stade de foot bondé, contenu de rêves ou souvenirs (la création sonore est signée Oriane Duclos).
A l’intérieur, les acteurs évoluent dans une boîte sans voir les spectateurs, jouant pour quatre côtés, ou plutôt semblant ne jouer que l’un pour l’autre, dans l’intimité. Les murmures, les paroles dites pour soi-même, nous sont aussi clairement audibles que les cris, grâce au son spatialisé et amplifié. Quand un personnage s’éclipse dans la salle de bain, on l’entend aussi sans le voir. La réception du spectateur s’en trouve tout autant bouleversée que le jeu de l’acteur. On voit parfois un visage en gros plan, parfois seulement son reflet dans un miroir, on observe l’acteur de dos, attentif à sa posture, la courbure de son dos, le mouvement de ses épaules, la crispation de ses doigts. On est en position de voyeur bien sûr, mais heureusement pour notre sensibilité et notre santé mentale, les scènes les plus cruelles sont quasiment hors-champ (viols, tortures…).
La dissociation entre ce qu’on voit et ce qu’on entend, ainsi que le travail sur le hors-champ, permettent de rapprocher la représentation au théâtre du travail cinématographique. En effet, chaque acte peut apparaître comme un long plan séquence.
« Blasted », de Sarah Kane et « Gulliver », d’après le récit de Jonathan Swift, sont les deux premières « pièces de chambre » de Karim Bel Kacem. La troisième sera « Mesure pour mesure » de Shakespeare. Ensuite, que deviendra ce dispositif? Une école pour acteurs de cinéma? Un outil pour chorégraphes ou performers? La carrière de Karim Bel Kacem ne fait que commencer.
Une expérience à découvrir jusqu’au 19 avril 2015
au Théâtre Nanterre-Amandiers
tous les jours à 20h30
le dimanche à 18h
relâche le lundi et le 14 avril
durée: 1h30
Le théâtre met à disposition une navette gratuite jusqu’à la gare RER Nanterre-Préfecture et/ou jusqu’à Charles-de-Gaulle Étoile à l’issue de chaque représentation.