Vous connaissez peut-être la célèbre (3ème) mise en scène de Patrice Chéreau ou du moins quelques images de la pièce interprétée par lui-même et Pascal Greggory, émergeant du brouillard dans le décor de Richard Peduzzi. Ici c’est une proposition inédite qui est donnée au Théâtre des Bouffes du Nord, née de la collaboration de Roland Auzet, metteur en scène-compositeur-percussionniste (il se définit comme un « écrivain de plateau »), et de Wilfried Wendling et sa compagnie La Muse en circuit qui développe depuis 2007 les « Concerts sous Casque ».
Les deux personnages traditionnellement interprétés par des hommes (le dealer, le client) sont ici interprétés par deux comédiennes talentueuses et chevronnées, Audrey Bonnet et Anne Alvaro. Au départ, le dealer attend aux pieds des tours d’immeubles, la nuit tombée. Il a quelque chose à vendre, il cherche un contact (une autre solitude?). Quelqu’un (le client), parmi tous les passants qui se font plus rares à cette heure, croise son regard. Il l’aborde. C’est le début d’une joute verbale. D’un combat où l’on esquive les coups.
Et comme dans un long jeu psychologique, à un moment donné, les rôles s’inversent. Dans le triangle dramatique*, on occupe toujours l’un de ces trois rôles: la Victime, le Persécuteur ou le Sauveteur. Tant que le racket fonctionne, les deux personnes impliquées jouent leur rôle et l’échange peut durer interminablement. C’est ce qu’il se passe au début de la pièce de Koltès, entre le dealer et le client. Le dealer, d’abord Persécuteur (on le dit « retors »), suggère qu’il peut satisfaire tout désir, même inavoué, même inespéré, du client, d’abord Victime supposée (comparé à une poule chassée dans une cour de ferme ou à un gamin craignant un coup de son père). Le client hésite. Et l’on pense vraiment que c’est une question de temps avant qu’il n’exprime son désir, que le dealer s’empressera de satisfaire. Mais tout à coup, patatras: coup de théâtre: le client quitte son rôle. Il ne quémandera rien. Ne devra rien. Ne sera en rien débiteur. Il refuse le contact sur son bras, la familiarité d’un souvenir partagé, la simple camaraderie, et tout plaisir. Il ne veut rien. Alors le dealer exige quand même d’être payé. Pour quoi? Pour le temps passé, à espérer le deal, « à faire l’article ». Le client, devenu Persécuteur, lui assène le coup de grâce. Et propose de sortir du « jeu psychologique », de se défaire des étiquettes, d’être, tous deux « des zéros ». Dans la théorie de Berne, la fin du jeu psychologique correspond au début de l’authenticité. On s’arrache aux rôles prédéfinis (par nos croyances et par le regard des autres) pour entrer dans la communication véritable, une relation d’enrichissement mutuel. Mais c’est ici hors-plateau, hors sujet.
En un sens, ce texte de Koltès ressemble au monologue de Camus « La Chute », où celui qui se confie, désarçonne et finalement anéantit l’autre, l’auditeur. Les derniers mots de « Dans la solitude… » sont: « Quelle arme ». L’arme, c’est l’absence de désir, l’absence de tout objet de transaction. Qui oblige chacun à sortir des rôles assignés et au langage préfabriqué. C’est aussi certainement le langage lui-même, qui retourne l’argument contre celui qui l’énonce. On a souvent fait le lien entre la langue de Koltès et l’habileté de la casuistique, mais il ne faut pas réduire l’art de Koltès à une forme d’argumentation. Le dialogue ici déconstruit l’argument de l’autre, l’accule à reconnaître, sinon la vérité, du moins la relativité de toute énonciation de vérité.
Le dispositif scénique mis en œuvre aux Bouffes du Nord, loin de compliquer le rapport scène/salle, nous rapproche, nous spectateurs, de l’intimité des mots, du souffle des actrices. On écoute les voix et les respirations au casque (et la musique électronique créée pour l’occasion) et en même temps, on a sous les yeux tout l’espace du plateau des Bouffes du Nord, ce large cercle vide, qu’Audrey Bonnet n’hésite pas à traverser en courant; elle bondit, accélère et se recroqueville. Son visage s’allonge parfois comme ceux des chanteurs d’opéra, chercheurs de sons profonds et puissants, quand elle exprime une « saine » rébellion. Anne Alvaro est aussi surprenante et convaincante, bien qu’un peu moins « menaçante » que sa complice.
On résume: 3 bonnes raisons d’aller voir ce spectacle, 3 plaisirs:
- découvrir une scénographie sonore inouïe, une collaboration nouvelle entre l’électronique et la scène;
- voir jouer ensemble deux figures géantes du théâtre;
- écouter / découvrir la langue revivifiée du texte de Bernard-Marie Koltès.
* le triangle dramatique structure toute relation, dans le cadre du « jeu psychologique »; le jeu psychologique, dans la définition qu’en donne l’Analyse transactionnelle, est une forme de racket, une manière relationnelle qui nous tient loin de l’intimité. Pour plus d’infos: https://fr.wikipedia.org/wiki/Analyse_transactionnelle
Une proposition théâtrale et sonore de Act – Opus – Compagnie Roland Auzet et La Muse en circuit, Centre national de création musicale