Brecht tout simplement.
Bertolt Brecht est souvent mis en avant comme un grand théoricien du théâtre épique, le penseur de l’anti-aristotélisme, de la distanciation, ou comme le célèbre auteur d’en ensemble de pièces, la Résistible ascension d’Arturo Ui, L’opéra de Quat’sous, la Vie de Galilée. Sa production littéraire va bien au-delà : textes en prose, écrits politiques, poésie. C’est sur cette mosaïque de textes qu’Ariane Ascaride, accompagnée par l’accordéoniste David Venitucci, a choisi de s’appuyer pour mettre en lumière le Brecht poète résolument humaniste.
Tous deux sont assis sur un tabouret haut face public. Elle devant un pupitre de textes, lui devant un pupitre de partitions musicales aux accents de rêverie. L’écart et les dissonances sont recherchées plus que la simplicité des accords majeurs, phrasés de tango jazzy, musiques analogiques pour illustrer le propos. La musique originale orchestrée par David Venitucci finit d’élever des textes qui emportent la comédienne et le spectateur dans des mondes bien singuliers, touchants, humoristiques et sombres parfois.
Du bonheur de donner, traduit par Guillevic, La légende de la putain Evlyn Roe, La Médée de Looz, L’homme est bon mais le veau est meilleur, mais aussi des textes qui résonnent plus que jamais avec notre actualité comme Sur le sens du mot émigrant. Des textes qui questionnent le droit, la morale, la condition de l’homme, l’exil : A ceux qui s’occupent de morale, A ceux qui naitront après nous. Des textes qui engagent et encouragent.
Les variations de textes, de musiques, d’interprétations passant du texte lu au texte joué et chanté par une Ariane Ascaride aussi tonique qu’émouvante emmènent le spectateur dans une forme théâtrale simple mais d’une redoutable efficacité. Les mots, le jeu et les notes font mouche. Le trio Ascaride-Brecht-Venitucci sonne juste. Et on prend plaisir à découvrir autrement les écrits d’un homme d’une étonnante modernité. Une belle évasion.
DU BONHEUR DE DONNER – Lucernaire
Le spectacle sera joué cet été à la Scala durant le Festival d’Avignon durant cet été 2023.
Accueil – David Venitucci, accordéoniste
Extrait :
A ceux qui naitront après nous
I
Vraiment, je vis en de sombre temps !
Un langage sans malice est signe
De sottise, un front lisse
D’insensibilité. Celui qui rit
N’a pas encore reçu la terrible nouvelle.
Que sont donc ces temps, où
Parler des arbres est presque un crime
Puisque c’est faire silence sur tant de forfaits !
Celui qui là-bas traverse tranquillement la rue
N’est-il donc plus accessible à ses amis
Qui sont dans la détresse ?
C’est vrai : je gagne encore de quoi vivre.
Mais croyez-moi : c’est pur hasard. Manger à ma faim,
Rien de ce que je fais ne m’en donne le droit.
Par hasard je suis épargné. (Que ma chance me quitte et je suis perdu.)
On me dit : mange, toi, et bois ! Sois heureux d’avoir ce que tu as !
Mais comment puis-je manger et boire, alors
Que j’enlève ce que je mange à l’affamé,
Que mon verre d’eau manque à celui qui meurt de soif ?
Et pourtant je mange et je bois.
J’aimerais aussi être un sage.
Dans les livres anciens il est dit ce qu’est la sagesse :
Se tenir à l’écart des querelles du monde
Et sans crainte passer son peu de temps sur terre.
Aller son chemin sans violence
Rendre le bien pour le mal
Ne pas satisfaire ses désirs mais les oublier
Est aussi tenu pour sage.
Tout cela m’est impossible :
Vraiment, je vis en de sombre temps !
II
Je vins dans les villes au temps du désordre
Quand la famine y régnait.
Je vins parmi les hommes au temps de l’émeute
Et je m’insurgeai avec eux.
Ainsi se passa le temps
Qui me fut donné sur terre.
Mon pain, je le mangeais entre les batailles,
Pour dormir je m’étendais parmi les assassins.
L’amour, je m’y adonnais sans plus d’égards
Et devant la nature j’étais sans indulgence.
Ainsi se passa le temps
Qui me fut donné sur terre.
De mon temps, les rues menaient au marécage.
Le langage me dénonçait au bourreau.
Je n’avais que peu de pouvoir. Mais celui des maîtres
Etait sans moi plus assuré, du moins je l’espérais.
Ainsi se passa le temps
Qui me fut donné sur terre.
Les forces étaient limitées. Le but
Restait dans le lointain.
Nettement visible, bien que pour moi
Presque hors d’atteinte.
Ainsi se passa le temps
Qui me fut donné sur terre.
III
Vous, qui émergerez du flot
Où nous avons sombré
Pensez
Quand vous parlez de nos faiblesses
Au sombre temps aussi
Dont vous êtes saufs.
Nous allions, changeant de pays plus souvent que de souliers,
A travers les guerres de classes, désespérés
Là où il n’y avait qu’injustice et pas de révolte.
Nous le savons :
La haine contre la bassesse, elle aussi
Tord les traits.
La colère contre l’injustice
Rend rauque la voix. Hélas, nous
Qui voulions préparer le terrain à l’amitié
Nous ne pouvions être nous-mêmes amicaux.
Mais vous, quand le temps sera venu
Où l’homme aide l’homme,
Pensez à nous
Avec indulgence.
Bertolt Brecht