La chorégraphe belge repropose en tournée ses premières créations, pour montrer à rebours le fil conducteur de son travail.
Elena’s aria est la troisième création en date d’Anne Teresa de Keersmaeker, conçue en 1984. A l’époque, ce spectacle a reçu un accueil très froid lors de sa première présentation. Et pourtant il ne s’agit pas d’une erreur de parcours, après le succès de Fase et de Rosas danst Rosas: c’est avec cette pièce qu’Anne Teresa de Keersmaeker signerait son idéal de la danse, exprimerait sans ornements thèmes, gestes et rythmes qui lui tiennent à cœur et font sa personnalité d’artiste.
L’expérience que le spectateur fait d’Elena’s aria est curieusement pénible. Plusieurs personnes quittent la salle très rapidement, découragés par le côté fragmentaire, énigmatique et âpre des gestes accomplis sur scène. Notre idolâtrie absolue pour cette figure de la danse contemporaine nous fait résister, elle nous pousse à affronter la pesanteur de ce spectacle, à vivre cette épreuve avec masochisme, interrogations et fascination.
Une musique très faible, des années 30, accompagne parfois les cinq danseuses sur scène, interrompue par de longues minutes de silence, interminables, quand ce n’est pas par le bruit fastidieux d’un énorme ventilateur, actionné par les danseuses elles-mêmes, qui sont d’ailleurs constamment occupées par la scénographie qui les entoure. Des chaises. Un fauteuil dans un coin avec une lampe de lecture. Un cercle dessiné au centre de la scène. Et c’est tout.
On reconnaît par moments la sérialité des gestes typiques, la rupture des mouvements en cours, la cassure d’une posture digne, pour découvrir les possibilités du corps, les directions qu’il peut prendre.
Ce spectacle transmet une image de femme assez mélancolique : c’est la demoiselle de la ville qui, talons hauts et robe serrée, marche en rond et se brise, hystérique ; on pourrait voir en elle les formes d’une mère de famille ou de femme au foyer, négligée et épuisée.
Alors que dans Fase et Rosas danst Rosas, on appréhendait immédiatement la composition globale que la chorégraphe avait conçue, en travaillant la sérialité et la géométrie de l’espace scénique, dans Elena’s aria il est très ardu d’intégrer la structure générale de la pièce qui ne se dévoile que très tard aux yeux du spectateur. On imagine bien l’avant-garde qu’une telle construction pouvait représenter en 1984, en opposition radicale avec les créations précédentes, l’homogénéité joyeuse des gestes des danseuses et la plénitude du dialogue entre musique et mouvements que l’on avait découvert chez cette jeune chorégraphe belge.
Avec cette nouvelle pièce, Anne Teresa De Keermaecker fuyait la facilité, questionnait la fragmentation et la mélancolie. L’emploi d’images de chutes de bâtiments projetées en 16mm, la voix de Fidel Castro, les lectures de textes de Brecht, Tolstoï et Dostoïevski participent à cette fragmentation du sens et du rythme. C’étaient les prémices de ses recherches postérieures qui perdurent dans ses créations plus récentes, comme En atendant et Cesena.
Flavia Ruani et Gloria Morano
© Etat-critique.com – 24/05/2013