Cinéma

Emilia Pérez, Jacques Audiard, Page 114 / Why Not Productions

Que penseraient nos amis mexicains de ce film?

Emilia Pérez raconte l’histoire d’un chef de cartel mexicain (Manitas del Monte, interprété par Karla Sofía Gascón) qui fait appel aux services d’une brillante avocate d’un cabinet peu scrupuleux (Rita, interprétée par Zoe Saldaña) afin qu’elle l’accompagne, en secret, dans ses démarches de changement de sexe, non pas pour s’éloigner de ses sombres activités, mais véritablement parce qu’il se sent femme. Les années passent, Manitas est maintenant Emilia Pérez. Cette dernière veut ramener au Mexique son ex-femme (Jessica, interprétée par Selena Gomez) et ses deux enfants qu’elle avait fait expatrier en Suisse. Sa famille pense alors que le chef de famille est mort.

Difficile de définir ce film car c’est un vrai mélange des genres : un thriller, un mélodrame, mais aussi et surtout une comédie musicale en espagnol. C’est un choix osé, voire improbable, qu’a fait le créatif réalisateur Jacques Audiard. Les moments de chant et les éclatantes chorégraphies ont mis certain(e)s mal à l’aise pendant la séance et ont provoqué des ricanements.

Ce qui m’a paru un peu dérangeant, c’est principalement la volonté de rendre Manitas touchant et, par moment, la romantisation de la violence et de la douleur mexicaine bien réelle. C’est un pari risqué lorsque les féminicides, les violences sexuelles, la corruption à tous niveaux, l’impunité et les prisons remplies de pauvres, les enlèvements, l’omniprésence des cartels (lourdement) militarisés dans certains États, la violence liée au narcotrafic, les fosses communes remplies de corps non-identifiés (des statistiques parlent de 80 000 à 100 000 disparus du fait du narcotrafic durant les 20 dernières années) sont des sujets particulièrement sensibles au Mexique. L’œil est donc celui d’un Français bien loin de cette réalité qui, toutefois, a fait un vrai travail de recherche avec énormément de détails et de références à la culture locale : les sons, la musique, l’ambiance des tianguis (marchés), l’engagement, les expressions, les faits divers sanglants sur les unes des journaux affichés au kiosque du coin, les Buchonas comme on les appelle au Mexique, ces femmes de Narcos qui vivent fièrement dans le luxe, au prix de nombreux dangers, voire parfois au péril de leur vie.

Ayant vécu au Mexique pendant près de quatre ans et travaillé en cabinet d’avocats (heureusement pour moi, pas en droit pénal), mes collègues me disaient que le métier de pénaliste était effectivement dangereux et corruptible : « écouter, c’est accepter » commente Manitas. En effet, accepter de travailler de près ou de loin pour les Narcos, c’est faire un pacte avec le diable.

Heureusement, le Mexique ne se définit pas par ces horreurs, bien au contraire, c’est un pays immensément riche et vibrant, mais je me suis interrogée : que penseraient nos amis mexicains de ce film? La rédemption est-elle impensable dans ces circonstances ? Est-il possible de passer de chef de cartel à bonne samaritaine ? Cela peut être difficile à accepter, mais finalement avec Emilia Pérez, il faut se laisser porter : nous sommes face à un divertissement et non à un documentaire.

Le film est un intense spectacle visuel qui interroge sur plusieurs sujets, et va bien au-delà de la transidentité. Jacques Audiard jongle entre les problématiques : le machisme destructeur, le conditionnement, la résilience, la détermination, la libération par le corps, la violence comme solution, être une femme, la maternité…

Salvador Dali disait après son voyage au Mexique qu’il n’y retournerait jamais car le pays était plus surréaliste que ses peintures. Emilia Pérez est assez surréaliste dans son approche, pour certains, je pense qu’il y a un risque de s’y perdre un peu. Cependant, mises à part les quelques interrogations relevées plus haut, selon moi, le film fonctionne très bien.

« Transcendé par l’histoire », « Incroyables prestations » dit-on derrière moi en sortant de la salle. D’ailleurs, les quatre actrices du film ont gagné ensemble le prix d’interprétation féminine à Cannes cette année. Elles le méritent. J’entends aussi : « je me doutais bien que ça allait finir comme ça ». Eh bien pas moi !

Au cinéma le 21 août 2024
avec Zoe Saldaña, Karla Sofía Gascón, Selena Gomez et Adriana Paz
Page 114, Why Not Productions – 2h12

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