Rituel païen pour la paix:
Vendredi 16 octobre, la veille du couvre-feu et le jour de l’assassinat de Samuel Paty – Paix à son âme – j’ai retrouvé les fauteuils en rangs serrés de la petite salle du Théâtre du rond-point (la salle Jean Tardieu), pour un seul en scène, dont la forme est toujours un défi pour l’acteur, mais j’y reviendrai, ce qui m’a permis de renouer avec un rituel que j’avais depuis longtemps abandonné.
D’abord, j’ai lu cette phrase au fronton du théâtre : « Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud ont fait de ce lieu un théâtre. » Une brèche s’ouvre, une profondeur apparaît vers le passé: ce lieu n’a pas toujours été un théâtre. Sous-entendu il ne le sera peut-être plus dans 10 ou 100 ans, il faut le soutenir. Et aussi: il faut rendre hommage aux créateurs et aux passeurs, il a fallu en déployer de la volonté et de la passion pour transformer un « lieu » en espace de culture et de démocratie, et le transmettre jusqu’à nous, spectateurs de 2020. Je continue mon pèlerinage en flânant dans la librairie, où l’on a intelligemment disposé, du moins à l’entrée, des livres « par couleurs ». Quelques étagères de couvertures « jaunes » pour répondre à ceux qui cherchent « je ne sais plus quel titre mais la couverture était jaune! ». Est-ce que ce n’est pas un exemple de pensée disruptive? Peut-on imaginer une bibliothèque entière classée par couleurs? Une autre brèche s’ouvre: on pourrait changer nos habitudes en donnant les rênes à l’imagination… À la librairie, on offre des carnets de note: un cadeau, merci! Je tombe sur un livre depuis longtemps recherché : Just kids de Patti Smith, et je commence à dévorer le petit livre de Pierre Notte: L’Effort d’être spectateur, qui m’offrira un réconfortant sentiment d’appartenance. Je ressors les poches pleines comme j’aime de livres et de carnets et je m’apprête à descendre l’escalier. Mais avant, je lève la tête, comme mon professeur bien aimé de Latin-Musique-Français me l’a appris au collège. C’est important de lever le nez aussi souvent que possible. Ça permet de sortir la tête du sable, et accessoirement de rêver…
Si on lève la tête avant de descendre l’escalier, on aperçoit un vestige de l’époque Renaud-Barrault: un morceau de charpente qui semble finement ouvragée et monumentale à la fois. Je pense à la salle du Théâtre du Vieux Colombier où la charpente dessine la coque d’un bateau retourné. Celle du rond-point semble tout à fait ronde, comme le miroir d’un parquet de bal. C’est peut-être un détail pour vous, mais c’est exactement le genre de détails qui décuple mon plaisir et semble enrichir mon expérience de spectateur.
Je pénètre dans la petite salle, il y a encore peu de monde, je laisse un siège d’écart de chaque côté; je m’étale un peu: les genoux touchent le dossier du siège devant moi, qui est occupé, c’est contrariant, mais d’après Pierre Notte, c’est ainsi, sous la contrainte, qu’on reste éveillé! J’accepte donc cette contrainte de bonne grâce…
L’ouvreuse descend au premier rang et nous adresse ses recommandations concernant téléphone portable et covid. Parmi les préliminaires au rituel théâtral, c’est celui que j’aime le moins. On est à un moment incertain où le spectacle n’a pas encore commencé mais où, cependant, quelqu’un s’adresse aux spectateurs rassemblés. C’est donc un entre deux, mi annonce officielle, mi entrée dans le jeu, que je ne comprends pas. Bien malin celui qui réinventera cette entrée en matière apparemment obligée !
Enfin trêve de bavardages : lentement l’obscurité tombe dans la salle. Avant que la scène ne s’éclaire, je savoure ce moment de suspense unique. Que va-t-on me raconter ce soir?
Quand la scène s’allume, Swann Arlaud est apparu, il trône sur un échafaudage côté jardin. Il trône comme un enfant sur les ruines. Au début, je me demande: «D’où jaillit cette parole? » surtout parce que le récit est à l’imparfait. Je me demande: « A quoi a-t-il survécu ? ». A ce stade, j’ai porté un jugement : j’ai pensé que l’acteur, à force de chercher une voix différente de celle de Jean-Quentin Châtelain, avait cherché trop loin du côté d’une certaine neutralité, ce qui me gênait un peu. J’ai pensé qu’il incarnerait « mieux » son personnage si je pouvais sentir, par exemple, de l’ironie, dans sa voix. Mais l’histoire m’a montré que d’ironie, il ne peut pas y en avoir sous les bombes, dans la survie, dans la ruine. Alors, je me suis dit que je devais faire confiance à l’acteur, c’est lui qui conduisait ce soir. On a vanté l’accompagnement sur scène du musicien Mahut. Je l’ai trouvé original et plutôt bien fondu dans l’ensemble. Mais je retiens aussi le travail de la lumière. C’est un huis clos. Si on est parfois en extérieur, ce n’est qu’en imagination! Alors comment varier les atmosphères sinon en inventant des lumières nouvelles ? J’aime quand Swann Arlaud est assis, affalé contre un dossier, aux trois-quarts tourné vers le fond de scène, face à un miroir en pied, tout sale. La lumière semble émaner du miroir, ou reflétée par lui, elle trace un rayon jaune poussière jusqu’à l’acteur assis.
Les cinq dernières minutes forment une apothéose. Comme dans l’eucharistie, l’offrande de l’acteur met tout le monde d’accord: les plus sceptiques sont comblés, les tousseurs sont pardonnés, la salle tendue boit les paroles et s’émeut comme un seul homme. Globalement la forme du spectacle est un lent crescendo. Je ne pense pas que ça s’accélère, je pense que ça monte lentement en intensité pour exploser à la fin. Ça, ça me plaît beaucoup. Ça m’a cueillie.
Swann Arlaud est un canal assez pur pour faire entendre la langue nouvelle de Adel Hakim (ça aussi c’est un prodige : cette pièce éditée en 2005 fait jaillir une langue toujours neuve!), mais en plus, il atteint un sommet d’émotions dans un abandon total. Il semble littéralement s’embraser dans l’œil de la poursuite.
C’était très beau. J’étais venue pour des retrouvailles, j’ai été gâtée.
Jusqu’au 23 octobre 2020
Théâtre du Rond-Point
Faites vous plaisir: les théâtres ont révisé leurs horaires, c’est encore possible de sortir avant le couvre-feu!
Exécuteur 14, de Adel Hakim, avec Swann Arlaud, mise en scène de Tatiana Vialle, au Rond-point c’est fini mais surveillez la tournée!
Prochainement au Théâtre du Rond-point : Madame Fraize, avec Marc Fraize (du 28 octobre au 28 novembre) et Départ volontaire, de Rémi de Vos, avec notamment Micha Lescot (du 3 au 29 novembre).