Quand j’étais petit, ma maman m’a appris à lire la première page d’un livre pour voir si cela valait la peine d’en continuer la lecture. Heureusement que je n’ai pas suivi ce conseil à la lettre !
Il m’a fallu aller un peu plus loin que la première page pour apprécier Grand Hotel Europa, le premier livre traduit en français de l’écrivain Ilja Leonard Pfeijffer – apparemment une célébrité aux Pays-Bas, son pays d’origine. Au départ, j’étais consterné par cette histoire d’écrivain d’âge mûr qui bande comme un adolescent pour sa nouvelle copine.
A coup de grandes phrases pompeuses, il nous raconte comment il tombe amoureux d’une intello italienne au « cul parfait ». C’est tellement pathétique que ç’en devient drôle, au point que je ne résistais pas au plaisir d’en lire des passages à mes amis :
« – Je te trouve belle.
Je me rappelle très bien avoir dit ça. C’était la vérité, même si cela s’apparentait de plus en plus à une litote. Alors que j’avais d’abord été frappé par la petitesse de ses vêtements, la longueur des bas sous sa jupette, la hauteur de ses talons et son regard, juste celui qu’il fallait pour donner à l’élégance étudiée de son apparence un air de nonchalance, j’étais, en écoutant son argumentation, tombé sous le charme de ses yeux sombres qui étincelaient dans la nuit d’été, et de son enthousiasme, qui faisait danser son visage et ses gestes comme si un tango à l’attrait lancinant et irrépressiblement pulsant s’était embrasé dans le night-club de son âme, où rien d’autre n’était toléré qu’un total abandon. » (page 55)
A ce stade de ma lecture, le livre me paraissait grandiloquent et barbant, à tel point que je me suis promis d’en arrêter la lecture à la page cent si la situation ne s’améliorait pas. Et puis assez soudainement, ma patience a été récompensée et je n’ai plus pu quitter ce bouquin jusqu’à la 696ème et dernière page. A croire que, lorsqu’il évoque la fougueuse Clio, l’écrivain en rajoute pour mieux montrer à quel point lui-même se trouve ridicule.
Ilja Leonard Pfeijffer est le protagoniste de son propre livre, il mêle son histoire personnelle (et même intime) avec une réflexion fine sur le tourisme de masse. Comme il habite à Venise, cela lui donne une vue imprenable sur ce phénomène.
L’auteur peaufine son personnage et c’est bien volontiers qu’il tient le rôle de l’écrivain intello, toujours impeccable dans ses costume-cravate-chemise à poignet mousquetaire. Mais Ilja Leonard Pfeijffer a aussi le sens du ridicule et n’hésite pas à se moquer de lui-même. Et lorsqu’il critique les touristes, il ne le fait pas en surplomb, il s’inscrit lui-même dans la description de cette plaie. Car si « le tourisme détruit ce par quoi il est attiré » (page 561), il n’y a pas de pire touriste que celui qui – comme lui et comme beaucoup d’entre-nous – n’assume pas d’en être un. Les touristes, ce sont toujours les autres !
La réflexion pertinente sur le tourisme conduit à une interrogation plus large sur le mode de vie européen et sur son devenir. J’ai pris tellement de notes en lisant ce livre que je ne pourrais pas tout restituer ici, tant les sujets abordés sont nombreux.
« Les touristes ne sont que des symptômes de quelque chose de plus grand et de plus grave, tout comme les gens à un enterrement ne sont qu’un symptôme de la mort. C’est cela que je veux explorer dans mon livre. Il doit traiter de l’Europe, de l’identité européenne empêtrée dans le passé, et du bradage de ce passé sur un marché globalisé faute d’autres options crédibles. Ce livre doit devenir une déclaration d’amour à l’Europe pour ce qu’elle fut jadis, et qui, pour ce qu’elle fut jadis, se fait en ce moment piétiner par l’ultime et irrémédiable invasion barbare. Ce sera un livre triste sur la fin d’une culture. » (page 378)
Mais les barbares ne sont pas toujours ceux que l’on croit ! L’invasion touristique « vue comme une source de revenus et activement stimulée alors qu’elle représente en fait une menace constitue un parallèle intéressant avec la prétendue invasion africaine de l’Europe, présentée comme une menace alors quelle pourrait offrir des perspectives d’avenir » (page 288)
Nous sommes à ce point nos propres barbares que nous « en sommes venus à croire que notre passé est le noyau de notre identité » (page 316)
Roi de la mise en abyme et de l’ironie, Ilja Leonard Pfeijffer camoufle habillement un essai documenté en roman et s’amuse à jouer au parfait (gros) con. Le livre est tellement intéressant, tellement dense, que je pourrais multiplier les citations par dizaines.
C’est un livre érudit et tragi-comique qui se mérite un peu mais qu’on finit par dévorer avec avidité. Dire que j’ai failli passer complètement à côté de ce livre passionnant !
Paru le 16 mars 2023
chez 10/18 Littérature étrangère
696 pages / 10,70€
Traduit du néerlandais par Françoise Antoine
Grand Hotel Europa » d’Ilja Leonard Pfeijffer transcende les limites de la littérature contemporaine. Avec une prose exquise, il tisse une fresque captivante de l’amour, de l’art et de l’Europe en mutation. Une œuvre d’une profondeur et d’une beauté époustouflantes, invitant à la réflexion sur notre temps et notre humanité.