Je suis allé au théâtre des centaines de fois mais j’ai rarement vu ça, pour ne pas dire jamais. Une performance d’actrice époustouflante au service d’un texte (exigeant mais aussi très drôle !) sur l’identité et la religion.
Romain Gary, que « personne n’est foutu de mettre dans une case », était un homme complexe aux multiples vies. Lituanien compagnon de la Libération, juif goyophile, écrivain diplomate, réalisateur de cinéma au physique d’acteur hollywoodien…. Ce type inclassable – qui n’aimait rien tant que brouiller les pistes – avait inventé de toutes pièces l’écrivain Émile Ajar. Une mystification qui lui permit de gagner en liberté, de semer les critiques littéraires et de remporter un deuxième Prix Goncourt.
En se donnant la mort en 1980, Romain Gary « s’est fait un suicide collectif à lui tout seul ! » puisqu’en mourant, il a aussi tué son double. Oui, mais voici que Delphine Horvilleur lui invente un fils, Abraham Ajar. C’est lui que nous retrouvons dans « une cave toute noire qui sent le livre moisi », son « trou juif » depuis lequel il nous explique à quel point son père était réel.
Dans Il n’y a pas de Ajar (texte ici mis en scène et interprété par Johanna Nizard), Delphine Horvilleur réfléchit sur la religion et sur ce que c’est qu’être soi. Il faut dire que Gary/Ajar, l’homme aux mille vies, est idéal pour questionner la notion d’identité, au point que Delphine Horvilleur en ferait presque un dieu !
« L’identité (…) qui vous empêche définitivement d’être autre chose que vous-même! » | « L’identité qui te rend con, muet, antisémite, et parfois les trois à la fois ! » | « L’identité aujourd’hui restreinte, quand « chacun n’est plus qu’un seul truc : catho, gay, végan ! »
Seule en scène pendant une heure et demie, Johanna Nizard change à plusieurs reprises de personnage, extirpant maquillage et accessoires de la grande bâche noire (genre sac poubelle industriel) qui recouvre le sol de la scène. Ces changements à vue assez fascinants à regarder renforcent le propos du texte sur la multiplicité des identités, sur la difficulté à savoir qui l’on est et qui l’on a en face de soi. Ce texte diablement érudit, hilarant, irrévérencieux et provocateur questionne avec humour l’absence de Dieu pendant la Shoah, ce qui est d’autant plus culotté qu’il a été écrit par une rabbine.
En regardant la comédienne Johanna Nizard, je me disais que cela doit être génial pour un auteur de voir son texte interprété avec une force aussi peu commune. Ce n’est même pas que Johanna Nizard joue bien, c’est autre chose encore. Par son engagement total, elle incarne le texte, elle lui donne vie. Par sa mise en scène et son interprétation exceptionnelle, la comédienne transforme la réflexion philosophique et théologique en une véritable folie théâtrale. Or cela résonne parfaitement avec l’histoire de ce personnage aussi vivant que fictif. C’est de la réalité littéraire augmentée !
Les 3 & 4 février 2023
Théâtre Montansier Versailles (coproduction)
texte de Delphine Horvilleur, mise en scène Johanna Nizard et Arnaud Aldigé
avec Johanna Nizard
son Xavier Jacquot, lumières et scénographie François Menou, maquillage Cécile Kretschmar, costumes Marie-Frédérique Fillion, conseiller dramaturgique Stéphane Habib, collaborateur artistique Frédéric Arp, regard extérieur Audrey Bonnet
texte édité chez Grasset