Adapter un texte assez peu connu de Blaise Cendrars semblait un pari. Réussi. Que ce soit par la mise en scène ou le jeu des acteurs, La Pagaille ! nous emporte.
Il fut l’un des grands poètes du XXe siècle, figure atypique, visage improbable et grande gueule au parcours peu commun. Voyageur (il suffit de lire et relire La Prose du Transsibérien), ce suisse prit en 1914 un engagement surprenant. Lorsque de nombreux artistes étrangers se cachèrent, refusèrent de se battre, privilégiant leur travail et ne prenant pas de risques, voici que ce jeune homme lançait, très peu de temps avant la grande boucherie, un appel aux autres venus d’ailleurs. Sa requête ? Qu’ils viennent défendre ce beau pays qui les avaient accueillis et qu’ils chérissaient. Plus de 80 000 hommes l’écouteront et le suivront. Lui optera pour la Légion étrangère et y perdra son bras droit, désormais partie inhérente de son image de poète. Et il déchantera très vite : incompétence, bêtise, brutalité, mépris, les chefs attireront vite sa colère. Quelle déception. La guerre, dira-t-il, « a changé ma vie ».
Plus tard, il écrit La main coupée, dont est tirée cette belle pièce, La Pagaille !
Signalons d’abord la mise en scène, impeccable, ce qui est rarement le cas dans une toute petite salle. Il pourrait y avoir de l’improvisation, des maladresses, de mauvais éclairages, des décors plus que minimalistes. Il n’en est rien. Certes, il n’y a pas de coulisses et les comédiens se changent non loin du public. Mais les quatre acteurs ont le sens de la scène. Leurs déplacements, leurs différents rôles, leurs voix, permettent d’aller au-delà du tragique. Bien sûr, ils ont peur et mal, mais sans faux pas.
Si Jacob Porraz a parfois une diction étrange, un peu hésitante et paraît moins à l’aise, les trois autres nous emportent. Mention spéciale à Gilles Vajou, caméléon doué, au parcours appréciable. Excusez du peu, il a travaillé avec Jean-Michel Ribes et la Royal Shakespeare Company. Quand les autres comédiens interprètent le vaillant soldat, enthousiaste puis fatigué ou craintif, allongé et visant l’ennemi, lui campe des officiers de tout grade, tous aussi incompétents et minables les uns que les autres. Avec, osons le dire : une certaine gourmandise.
Il est fréquent de penser que seules les grandes salles font travailler de grands comédiens et metteurs en scène. Ceux-ci prouvent que ce n’est pas toujours le cas.
A voir jusqu’au 29 juillet 2023 à Avignon, à 13H45, sauf les mercredis
Théâtre les Lucioles
1h20, dès 12 ans
Mise en scène : Ariane Pick Prince
D’après La Main coupée de Blaise Cendrars