L’avare est l’une des pièces les plus emblématiques et les plus jouées de Molière. Dans le rôle d’Harpagon, leurs contemporains ont pu voir le talent des plus grands acteurs, à commencer par Molière puis, dans l’ordre et sans que cette liste soit exhaustive : Charles Dullin, Jean Vilar, Louis de Funès, Michel Serrault, Michel Bouquet, Denis Podalydès et aujourd’hui : Michel Boujenah. Autant le dire tout de suite : dans ce grand classique, Michel Boujenah est à la hauteur. Avec son style épuré, il apporte ce qu’il faut d’humanité. Le rôle étant ce qu’il est – caricatural – il lui faut une interprétation sobre. Pas besoin d’en rajouter !
La mise en scène qui se joue en ce moment dans la grande salle du Théâtre des Variétés (un très beau théâtre à l’italienne inauguré en 1807 à deux pas du Passage des Panoramas, boulevard Montmartre) est d’une grande intelligence. Daniel Benoin a mis en scène plusieurs fois cette pièce, dans plusieurs langues à travers l’Europe. Il a une connaissance très fine des situations, des psychologies des personnages, du rythme et des ressorts dramatiques. Les décors de Jean-Pierre Laporte accueillent dans un écrin unique les cinq actes sans coupure, ni changement. Une grande pièce vide au plafond crevé laisse deviner un milieu bourgeois dégradé, aux hauts volets toujours clos. L’espace vide autorise tous les déplacements, les croisements, les fuites et les dérapages. Côté jardin, un minuscule espace (une véranda) permet à Harpagon de se chauffer à côté du poêle. L’espace devient jardin quand l’avare y enterre sa cassette, ce coffre renfermant son trésor.
Seul le traitement de la lumière nous fait basculer du matin au soir de cette journée unique, où se jouent les destins d’un père et de ses enfants. L’usage de la vidéo (de Paulo Correia) est mesuré et opportun : quand elle intervient, elle apporte un supplément d’âme, une dimension que la scène seule ne peut apporter. Elle sert notamment (même si on ne peut ici tout dévoiler) à illustrer la folie qui gagne le héros. Il hallucine littéralement : normal pour quelqu’un qui vit dans la peur constante de la perte et du vol. Comme dans le Horla, le dédoublement de personnalité menace.
Outre le décor original, l’approche du rôle d’Harpagon et ses scènes clés (comme le monologue de la cassette) apporte un éclairage original sur le personnage et élargit un peu le propos.
On a déjà dit que L’Avare nous parle du conflit de génération, qui semble d’une incroyable actualité quand on pense au procès fait aux « baby-boomers » aujourd’hui. Harpagon est vieux et tout ce qu’il veut, c’est se ménager une vieillesse confortable, au mépris de tous les autres (ses enfants y compris). Cela nous rappelle notre époque. Sans verser dans le procès, c’est une autre grande question qui est posée : celle de nos conditions de vie et notamment de vieillesse. Quelle expérience de vieillir, de se sentir fragile dans un monde en accélération ? Ça vaut la peine d’y songer. Comment allons-nous vieillir, nous qui écrivons, sortons, travaillons actuellement ? Nous, les actifs ? Comment pourrons-nous rester connectés et compréhensifs avec nos enfants ? Nos petits-enfants ?
C’est une question qui me travaille personnellement. Comme dit très bien Michel Boujenah, l’avarice n’est que le symptôme d’une maladie plus grave. Si cette maladie c’est la vieillesse, on sait déjà que nul ne pourra lui échapper.
Harpagon, lui, n’y a pas réfléchi et il est bien surpris par la tournure des événements. A la fin tout lui échappe ou presque. Une belle surprise de ce spectacle, c’est le traitement du dernier acte. Chez Molière, les fins semblent bien improbables et rocambolesques. C’est le cas ici mais les acteurs s’en amusent : la résolution se déroule sur une scène de théâtre encadrée d’un rideau rouge, comme un écrin dans un écrin, un théâtre gigogne. Le Seigneur Anselme, promis à Élise, reconnaît ses propres enfants, Mariane et Valère, qu’il croyait disparus en mer. Il consent aux mariages d’amour que les jeunes gens tramaient entre eux. Harpagon accepte tout, pourvu que le seigneur Anselme paie les frais des mariages de leurs enfants. Tout se finit bien, comme par enchantement. Chacun se réjouit. Seul Harpagon est exclu de ce théâtre dans le théâtre.
Une note grave résonne finalement, après la comédie, après la farce, le doute et le double, après les débats et les bagarres.
Une belle mise en scène, un spectacle intelligent et vif, à partager en famille, du mercredi au samedi à 20h30 et le dimanche à 17h au Théâtre des Variétés.
A partir du 15 janvier 2022
Théâtre des Variétés
7 Boulevard Montmartre
75002 Paris
Réservations au : 01 42 33 09 92
Distribution :
Michel Boujenah dans le rôle d’Harpagon
Sophie Gourdin dans le rôle de Frosine
Bruno Andrieux dans le rôle de La Flèche/Anselme
Mélissa Prat dans le rôle d’Elise
Mathieu Métral dans le rôle de Valère
Fanny Valette dans le rôle de Mariane
Antonin Chalon dans le rôle de Cléante
Paul Chariéras dans le rôle de Maître
JacquesFabien Houssaye dans le rôle de Le Commissaire / Brindavoine
Julien Nacache dans le rôle de La merluche
Décors Jean-Pierre Laporte
Costumes Nathalie Bérard-Benoin
Vidéo Paulo Correia