Peut-être, comme moi, travaillez-vous dans une entreprise moderne et performante où l’on vous bassine avec la bienveillance, l’agilité, le leadership emphatique et ce genre de joyeusetés ? Peut-être, parfois, vous dites-vous que les entreprises font exactement le contraire de ce qu’elles disent (par exemple lorsqu’un Plan de Sauvegarde de l’Emploi vise en réalité à virer des gens, lorsqu’on confond qualité et Respect des procédures ou encore lorsque des sociétés aux actions délétères se targuent de Responsabilité Sociale et Environnementale). Peut-être aimez-vous les mots et avez-vous remarqué qu’un vocabulaire particulier fleurit chez certains de vos collègues ? Peut-être vous-mêmes utilisez-vous ce sabir, sans vous en rendre compte, en y croyant à moitié (le « demi-croire », page 39) ou encore sciemment voire cyniquement.
Quoi qu’il en soit, je ne saurais trop vous recommander la lecture de ce passionnant petit ouvrage rédigé par Agnès Vandevelde-Rougale (Docteure en anthropologie et sociologie), qui traite de la novlangue maniée par les managers du privé comme des administrations.
Lorsque j’observe la vie en entreprise, j’ai parfois l’impression d’avoir la berlue, de me faire des idées ou d’avoir décidément trop mauvais esprit. Aussi trouvé-je salvateur de m’en remettre à des personnes sérieuses qui analysent, décortiquent et étudient la sociologie du travail. Malheureusement, la rigueur scientifique rend parfois les ouvrages assez indigestes pour qui n’est ni un chercheur, ni un intellectuel.
A l’inverse, ce court livre se dévore rapidement et est d’une clarté remarquable, chaque idée force étant mise en exergue visuellement. En lisant cet essai, vous n’aurez plus de doute sur le fait que l’utilisation du vocabulaire « corporate » est loin d’être innocente, que « le prêt à parler accompagne le prêt à penser » (page 15) et que « le langage managérial est indissociable de l’idéologie de la gestion et de la croissance qui a accompagné le développement du capitalisme industriel puis financier et néolibéral » (page 19).
Ainsi, en mettant l’accent sur la responsabilité (et la réussite) individuelle, on rend les personnes comptables de ce qui ne fonctionne pas, ou mal, quand il faudrait plutôt interroger les failles du système organisationnel (notamment en cas de harcèlement au travail). Or, il n’y a « pas de bien-être sans bien faire », et ce ne sont pas les massages, cours de yoga et autre babyfoot qui changeront cette vérité, pas plus que d’appeler un chat un chien !
« Nous avons tendance à parler avec les mots qui nous entourent, qui semblent « couler de source », ce qui renforce le pouvoir des discours dominants. Ainsi, nous « optimisons » nos vacances, nous « gérons » notre temps, nos émotions et nos enfants, nous « investissons » dans des relations ou des apprentissages… » (page 82).
Il est grand temps de reprendre la parole !
Parution le 15 septembre 2022
chez 10/18 Grands reporters
112 pages / 6€