Charles Bukowski prête ses traits à Henry Chinaski, son avatar, son alter égo, pour nous faire découvrir l’univers empreint de violence dans lequel l’auteur aura grandit. L’amenant à percevoir le monde et les relations humaines avec un œil acéré, désabusé, cynique, parfois cruel, souvent drôle et presque toujours poétique, Henry évolue dans la société américaine de la « destinée manifeste » (celle d’être à la
tête de toute l’humanité !). Une société dans laquelle l’homme qui n’a pas réussi compte pour rien et sera traité comme tel. C’est du moins ce que l’on ressent dans le personnage du père, au travers ses discours, les valeurs qu’il prétend défendre, sinon des leçons qu’il donne.
De sa naissance en Allemagne pendant l’entre-deux guerre à son acnéique adolescence californienne, nous suivrons le narrateur dans un univers où nul lieu n’échappe à la violence. Que ce soit à la maison, à l’école ou sur le chemin menant de l’une à l’autre Henry n’a pas un moment de répit. Psychologiquement ou physiquement.
Un père violent, distant, colérique, méprisant, humiliant.
Une mère inexistante, complètement sous l’emprise et admirative. Elle respecte, accepte, défend même ! les normes patriarcales en vigueur dans cette classe de la population. Le père – et plus généralement l’homme – a raison, et la femme ne doit pas intervenir. Henry le lui reprochera à plusieurs reprises.
Une école où il faut se battre pour exister après avoir accepté d’être battu.
Ne jamais rien montrer de sa faiblesse. Ce ne sont pas les coups qui peuvent l’inquiéter. Dès la première correction qu’il reçoit par son père dans la salle de bain, on le sent, on le sait, endurci et prêt pour recevoir les suivantes sans broncher. Il en ira de même avec les expériences de vie dramatiques. Il se relève toujours, attendant la prochaine. Il y perd quand-même un peu à chaque fois. Ne jamais rien montrer de ce que l’on a de plus beau en soi…
C’est une autre logique qui en résultera.
Seulement, il y a un point où l’acceptation, l’incompréhension, les misères deviennent trop fortes pour être acceptées sans un exutoire salvateur. Il faut pouvoir fuir cette réalité trop moche. Il y aura alors, bien sûr, la découverte, la rencontre, avec l’alcool en même temps que celle avec l’excès qui le caractérisait déjà quelque peu, qui l’accompagneront désormais et qui régneront sur nombre des aspects de sa vie.
L’alcool, dont l’une des vertus et de désinhiber, deviendra son plus fidèle compagnon. Le seul qui le suivra toujours partout et qui respectera le si peu mis en application « pour le meilleur et pour le pire ». Il lui permettra de se faire une place dans un monde dont il n’a de toute façon pas très envie de faire partie. Il est bien difficile de s’intégrer quand l’on croit se savoir supérieur, plus fort, plus résistant, plus malin et plus perspicace que les autres.
« Je ne sais pas être ami avec tout le monde . D’ailleurs, personne ne m’intéresse. »
Exception faite des gens exceptionnels. On n’en rencontre pas souvent. L’alcool aide à croire et peut faire paraître merveilleux ce qui ne l’est pas. Pendant un temps, Bukowski le dit, Henry le met en application. Il méprise le premier gamin qui fera un pas vers lui et se retrouve avec pour seul ami celui qu’il aurait voulu garder à distance. Il en ira de même avec nombre de personnes qu’il croisera…
C’est un personnage ambigu et contradictoire mais qui s’accepte et le reconnait pleinement. C’est d’ailleurs de cette contradiction visible – entre ce qu’il est à l’intérieur, ce qu’il renferme de beau mais refuse de montrer, et ce personnage dur et inébranlable qu’il façonne – que nait toute la beauté de la logique du diagnostic sociétal, politique, scolaire et environnemental qu’il pose sur l’une des classes les plus pauvres des États-Unis.
Ce livre est une parfaite introduction à l’écriture et au style de Bukowski. Pour le découvrir avant de se lancer (ou pas) dans la suite des aventures d’un Chinaski que l’on retrouvera dans au moins quatre autres romans de l’auteur. Parfois écrits bien avant, on y découvrira Henry plus vieux, adulte, allant d’un travail, ou d’une femme à l’autre, toujours relatant le quotidien réel ou supposé, sans cesse en ébullition et au bord de la rupture. Avec cette écriture percutante, claire, plus profonde et tendre qu’elle ne le laisse accroire…
Un très bon et intéressant moment de lecture (ou de relecture).